« Les Confessions »
Une des œuvres très importantes : Les Confessions
Livre VI, chapitre 14
Augustin a trente ans. Projet de vie en commun avec ses amis. 307 24. Nous étions plusieurs amis ensemble, qui, dégoûtés des turbulentes inquiétudes de la vie humaine, objet habituel de nos réflexions et de nos entretiens, avions presque résolu de nous retirer de la foule pour vivre en paix. Notre plan était de mettre en commun ce que nous pourrions avoir, de faire une seule famille, un seul héritage, notre sincère amitié faisant disparaître le tien et le mien, le bien de chacun serait à tous, le bien de tous à chacun ; nous pouvions être dix dans cette communauté, et plusieurs d’entre nous étaient fort riches ; Romanianus, en particulier, citoyen de notre municipe, qu’une tourmente d’affaires avait jeté à la cour de l’empereur, et mon intime ami dès l’enfance. Il était le plus ardent à presser ce dessein, et il nous le persuadait avec d’autant plus d’autorité, qu’il avait la prépondérance de la fortune. Nous avions décidé que deux d’entre nous seraient chargés, comme magistrats annuels, de l’administration des affaires, les autres vivant en repos. Mais quand on vint à demander si les femmes y consentiraient, plusieurs étant déjà mariés, et nous aspirant à l’être, l’argile si bien façonnée de cette illusion nouvelle éclata entre nos mains, et nous en rejetâmes les débris. Et nous voilà retombés dans nos soupirs, dans nos gémissements, dans les voies du siècle larges et battues, et notre cœur roulait le flot de ses pensées devant l’éternelle stabilité de votre conseil (Ps. XXXII, 2). Du haut de ce conseil, riant de nos résolutions, Vous prépariez les Vôtres, attendant le temps propre pour nous donner la nourriture, et pour ouvrir la main qui allait combler nos âmes de bénédiction (Ps. CXLIV, 15). « Les Confessions »
Livre IX, chapitre 2
Augustin renonce à sa profession. 308 2. Et je résolus en Votre présence de dérober doucement, et sans éclat, le ministère de ma parole au trafic du vain langage ; ne voulant plus désormais que des enfants, indifférents à Votre foi, à Votre paix, ne respirant que frénésie de mensonge et guerres de forum, vinssent prendre à ma bouche les armes qu’elle vendait à leur fureur. Et il ne restait heureusement que fort peu de jours jusqu’aux vacances d’automne, et je résolus d’attendre en patience le moment du congé annuel pour ne plus revenir mettre en vente Votre esclave racheté. Tel était mon dessein en Votre présence, et en présence de mes seuls amis. Et il était convenu entre nous de n’en rien ébruiter, quoiqu’au sortir de la vallée de larmes (Ps. LXXXIII,6), chantant le cantique des degrés, nous fussions par Vous armés de flèches perçantes et de charbons dévorants contre la langue perfide (Ps. CXIX, 3) qui nous combat, à titre de conseillère, et nous aime comme l’aliment qu’elle engloutit. 3. Vous aviez blessé mon cœur des flèches de votre amour ; et je portais dans mes entrailles Vos paroles qui les traversaient ; et les exemples de Vos serviteurs, que de ténèbres Vous avez faits lumière, et, de mort, vie, s’élevaient comme un ardent bûcher pour brûler et consumer en moi ce fardeau de langueur qui m’entraînait vers l’abîme ; et j’étais pénétré d’une ardeur si vive, que tout vent de contradiction, soufflé par la langue rusée, irritait ma flamme loin de l’éteindre. Mais la gloire de Votre Nom, que Vous avez sanctifié par toute la terre, assurant des approbateurs à mon vœu et à ma résolution, c’eût été, suivant moi, vanité que de ne pas attendre la prochaine venue des vacances, et d’afficher ma retraite d’une profession exposée aux regards publics, au risque de faire dire que je n’avais devancé le retour si voisin des loisirs d’automne qu’afin de me signaler. Et à quoi bon livrer mes intentions aux téméraires conjectures, aux vains propos, et appeler le blasphème sur une inspiration sainte ? 4. Et, cet été même, l’extrême fatigue de l’enseignement public avait engagé ma poitrine ; je tirais péniblement ma respiration, et des douleurs internes témoignaient de la lésion du poumon ; une voix claire et soutenue m’était refusée. La crainte me troubla d’abord d’être forcé par nécessité de me dérober à ce pénible exercice, ou de l’interrompre jusqu’à guérison ou convalescence ; mais quand la pleine volonté de m’employer à Vous seul, pour Vous contempler, ô mon Dieu, se leva et prit racine en moi, Vous le savez, Seigneur, je fus heureux même de cette sincère excuse, pour modérer le déplaisir des parents qui ne permettaient pas la liberté à l’instituteur de leur fils. 307 Plein de cette joie, j’attendais avec patience que ce reste de temps s’écoulât : une vingtaine de jours peut-être ; et il me fallait de la constance pour les attendre, parce que la passion s’était retirée, qui soulevait la moitié de ma charge ; et j’en serais demeuré accablé, si la patience n’eût pris la place de la passion. Quelqu’un de Vos serviteurs, mes frères, me reprochera-t-il d’avoir pu, le cœur déjà brûlant de Vous servir, m’asseoir encore une heure dans la chaire du mensonge ? Je ne veux pas me justifier. Mais Vous, Seigneur, très miséricordieux, ne m’avez-Vous point pardonné ce péché, et ne me l’avez-Vous point remis dans l’Eau sainte, avec tant d’autres hideuses et mortelles souillures ? « Les Confessions »
Livre IX, chapitre 3
À Cassiciacum, la villa de Verecundius. Sainte mort de deux de ses amis. 309 5. Notre bonheur devenait une sollicitude poignante pour Verecundus, qui, retenu dans le siècle par le lien le plus étroit, se voyait sur le point d’être sevré de notre commerce. Époux, infidèle encore, d’une chrétienne, sa femme était la plus forte entrave qui le retardât à l’entrée des voies nouvelles ; et il ne voulait être chrétien que de la manière dont il ne pouvait l’être. Mais avec quelle bienveillance il nous offrit sa campagne pour toute la durée de notre séjour ! Vous lui en rendrez la récompense, Seigneur, à la résurrection des justes ; car une partie de la dette lui est déjà payée. Ce fut en notre absence ; nous étions à Rome, quand, atteint d’une maladie grave, il se fit Chrétien, et sortit de cette vie avec la foi. Et Vous eûtes pitié, non de lui seul, mais de nous encore. C’eût été pour notre cœur une trop cruelle torture, de nous souvenir d’un tel ami et de sa tendre affection pour nous, sans le compter entre les brebis de Votre troupeau. Grâces à Vous, mon Dieu, nous sommes à Vous. J’en prends à témoin et Vos assistances et Vos consolations ; ô fidèle Prometteur, Vous rendrez à Verecundus, en retour de l’hospitalité de Cassiciacum où nous nous reposâmes des tourmentes du siècle, la fraîcheur à jamais verdoyante de Votre paradis, car Vous lui avez remis ses péchés sur la terre, sur Votre montagne, la montagne opime, la montagne féconde (Ps. LXVII, 16). Telles étaient alors ses anxiétés.voir La grande vie de sainte Monique #337-6 6. Pour Nebridius, il partageait notre joie, quoique n’étant pas encore Chrétien, pris au piège d’une pernicieuse erreur qui lui faisait regarder comme un fantôme la vérité de la chair de Votre Fils [hérésie de l’arianisme] ; s’il s’en retirait néanmoins étranger aux Sacrements de Votre Église, il demeurait ardent investigateur de la vérité. Peu de temps après ma conversion et ma renaissance dans le Baptême, devenu lui-même fidèle Catholique, modèle de continence et de chasteté, il embrassa Votre service, en Afrique, parmi les siens ; il avait rendu toute sa famille chrétienne, quand Vous le délivrâtes de la prison charnelle ; et maintenant, il vit au sein d’Abraham ! Quoi qu’on puisse entendre par ce sein (1), c’est là qu’il vit, mon Nebridius, mon doux ami ; de Votre affranchi, devenu Votre fils adoptif ; c’est là qu’il vit. Et quel autre lieu digne d’une telle âme ? Il vit au séjour dont il me faisait tant de questions à moi, à moi homme de boue et de misère ! Il n’approche plus son oreille de ma bouche, mais sa bouche spirituelle de Votre source, et il se désaltère à loisir dans Votre Sagesse, éternellement heureux. Et pourtant je ne crois pas qu’il s’enivre là jusques à m’oublier, quand Vous, ô Seigneur, vous qu’il boit, conservez mon souvenir. (1) Saint Augustin précisera plus tard ce point dans son Traité de l’âme et de son origine (Ch. XVI, N° 24). 307 Voilà où nous en étions ; consolant Verecundus attristé de notre conversion, sans nous en moins aimer, et l’exhortant au degré de perfection compatible avec son état, c’est-à-dire la vie conjugale. Nous attendions que Nebridius nous suivit, étant si près de nous, et il allait le faire, lorsqu’enfin ils s’écoulèrent, ces jours qui nous semblaient si nombreux et si longs dans notre impatience de ces libres loisirs, où nous pourrions chanter de tout notre amour : « Mon cœur Vous appelle » ; je cherche « Votre visage ; Seigneur, je Le chercherai toujours (Ps. XXVI, 8) ». |
Samedi 21 décembre 2024
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